Le rôle des mathématiques

Depuis que la vie sociale est - ou semble être - dominée par la technique, et que la technique nous ébahit, c'est devenu un axiome* que la mathématique doit occuper la première place dans l'enseignement. D'abord, dit M. Tout-le-Monde, parce qu'elle régit cette technique. Ensuite, disent les plus éclairés, parce qu'elle est la discipline clé pour apprendre à raisonner. Est-ce évident ?

Si on voulait appécier objectivement l'importance de l'outil mathématique dans la vie professionnelle, il faudrait passer en revue tous les métiers, et évaluer d'un part la population que chacun d'eux occupe et, d'autre part, la dose exacte de mathématiques qu'il requiert. Une enquête aussi exhausive et systématique n'a pas encore été faite, à ma connaissance. Mais si vous regardez candidement autour de vous combien de mathématiques emploient en fait, dans leur travail, les cinquante à cent personnes dont vous connaissez bien les occupations, vous ne trouverez sans doute pas exagérée l'estimation suivante, que je propose d'intuition: 95% des professions, y compris élevées, ne demandent pas plus de mathématiques que le niveau de troisième.

il demeure vrai aujourd'hui que tout le reste de la mathématique, en tant qu'outil de travail, est spécialité pour spécialiste. Cela demeure vrai en dépit du "règne des ordinateurs", ou peut-être grâce à ce règne, qui dispense d'avoir le logarithme dans la tête puisqu'il est dans la machine. S'ils veulent conduire leur vie avec quelques succès et hauteur, les gens ont davantage besoin de physique et chimie - j'énumère les branches dans l'ordre croissant de leur utilité pratique -, de biologie et médecine (connaissance du corps), d'économie (connaissance des rouages sociaux), de technologie populaire, de psychologie et d'esthétique (connaissance des âmes et meublement des loirsirs) - enfin, au sommet, de la maîtrise de la langue. Et combien ces disciplines sont négligées dans notre enseignement !

Edouard Labin, Le Monde, 14 octobre 1972
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* Axiome: proposition admise par tout le monde sans discussion.